LE PAPIER FAIT DE LA RESISTANCE


Le Grand Jeu des 60 ans Carrefour, le Jeu Lidl Plus, le Grand Jeu de la Boîte à Cash, Le Grand Jeu Jackpot, Le Super Grand Jeu Leclerc, le Jeu concours Disney d’Auchan, le « Alors ça c’est du beau jeu » d’Intermarché, La roulette Royale… C’est à croire qu’on a décelé chez le consommateur une soudaine envie de jouer tant le gaming est omniprésent chez les distributeurs. 

CE QUI EST EN JEU, C’EST LA CONTACTABILITÉ

Cette accélération de la gamification est à rapprocher de la volonté « d’embasement » des clients et l’objectif d’accroître les conditions de leur contactabilité. En ligne de mire bien sûr, la possible généralisation de « Oui Pub » en 2025 et ses conséquences sur la limitation de la distribution des tracts en boites aux lettres. La participation à ces jeux est ainsi de plus en en plus souvent conditionnée à une étape d’identification via le scan de la carte de FID, le téléchargement de l’appli ou l’obligation de renseigner une adresse email valide… Ces initiatives ont les mêmes objectifs que des campagnes comme celles de Leclerc invitant à flasher un QR code, Carrefour avec son récent prospectus ne contenant que des QR codes et toutes ces invitations au téléchargement que l’on trouve en magasin, dans les tracts et à chaque fois que cela est possible.

Bilan, selon le site « jebosseengrandedistribution.fr » toujours bien informé, le nombre d’utilisateurs quotidiens de ces applications s’envole. Celle de Leclerc a bondi de +183% en 5 mois (224 300 utilisateurs quotidiens en novembre 2022, contre 635 000 utilisateurs en février 2023). Pour Action, les résultats sont encore plus impressionnants : +857,34% (de 55 090 utilisateurs quotidiens en novembre 2022 à 527 400 en février 2023). Et toujours sur la même période, Franprix : +43,45%, Boulanger +36,24%, Darty +35,71%, Leroy Merlin +23,54%, Auchan +21,67%, Cora +16,59%… Quant à l’appli d’ALDI, elle a connu une très belle progression du nombre de ses utilisateurs de +109,82% en 1 an.

LES JEUX NE SONT PAS FAIT

Si l’utilisation des applis progresse rapidement, force est de contacter qu’elles sont loin de compenser les volumes du papier.

Et même si les distributeurs peuvent aussi compter sur l’affichage LC, le messaging, de nouveaux formats SoMe (ex : l’Instant Experience de Meta), de nouvelles générations de SMS (RCS), et toutes les solutions digitales… pour garder le contact avec leurs clients, le papier n’a pas dit son dernier mot.

D’abord, parce que certaines études montrent l’attachement des consommateurs au prospectus, en particulier hors des plus grandes villes. On apprend ainsi dans une récente étude menée par l’Agence média Cospirit, que plus de 55% des Français ont l’intention de poser un autocollant « Oui Pub » pour continuer à recevoir leurs catalogues. Ce pourcentage est encore plus élevé en zones rurales. Pas étonnant alors que l’enseigne U ait fait valoir son ancrage de proximité pour expliquer sa décision de maintenir la distribution de ses prospectus.

Dans le même temps, l’impact écologique négatif du tract commence à être remis en question. Il y a bien évidemment l’argument du recyclage. Il y a aussi le discours sur les liens entre la filière papier et les besoins de financement pour l’entretien de nos forêts. Il y a enfin le développement annoncé de nouvelles encres « moins polluantes ». Une étude récente de Quantis sur le cycle de vie d’une publicité, montre que l’encre est le principal élément qui pénalise le tract en comparaison du tout numérique et ses gros serveurs à forte empreinte carbone. Une simple encre vertueuse pourrait donc redonner des couleurs au papier. 

La dimension économique n’est pas en reste. L’arrêt de la distribution des tracts par Monoprix, Franprix, Ikea, Cora, Leclerc en septembre 2023, Carrefour en plusieurs étapes pour atteindre moins 80% en 2024… a libéré mécaniquement de la part de voix. Conséquence, le ROI du papier s’en trouve revalorisé. La même étude de l’agence Cospirit nous apprend ainsi que ce ROI de l’imprimé sans adresse a progressé de 16 % en zone « Oui Pub » comparé à des zones classiques (en tenant compte de l’augmentation des coûts unitaires de distribution évalués entre x3 et x5 selon le taux d’apposition des autocollants « Oui Pub »). Et il est probable que cet impact économique soit encore plus fort en zones de bascules. Une simple révision à la baisse des coûts de distribution pourrait ainsi remettre en question la belle détermination de certains et réactiver les lobbies. Le succès du lancement du magazine 150€, sorte de bus mailing d’un nouveau genre, est bien la preuve que la boîte aux lettres est loin d’être abandonnée par les distributeurs.

LE MIX MEDIA NE SUFFIT PAS

Le retour en grâce du catalogue papier n’est donc plus aussi impossible. D’autant plus que les nouveaux mix media n’ont pas encore fait la démonstration de leur capacité à compenser l’efficacité du prospectus.

Du coup de nouvelles solutions sont à l’étude.

D’abord, la façon de concevoir l’offre commerçante. Le but du jeu ici est d’adapter la proposition commerciale à ces nouveaux espaces d’expression, aux nouveaux contrats de lecture de ces supports de diffusion. Ne plus être obligé de produire des emails à rallonge qui relaient des dizaines d’offres et obligent à swipper à l’infini. Arrêter de numériser des catalogues d’abord pensés pour être imprimés et inadaptés aux écrans. Il s’agit de concevoir des offres plus concentrées et plus transversales, capables de gagner la bataille de l’attention jusque sur un mobile. Pas simple de tendre vers une telle concentration de l’offre alors que, jusqu’à présent, les communications commerciales se nourrissaient de dispersion promotionnelle. Compliqué de remplacer les 360 promos d’un catalogue de 52 pages par une seule offre qui concerne le plus grand nombre. Il va falloir inventer de nouvelles mécaniques. Il va falloir remettre en question des business models qui ont fait leur preuve. L’époque ne serait-elle pas en train de requalifier le « PromoLibre » de Carrefour (2010) ?

Ensuite, la nécessité pour les enseignes de proposer une vraie alternative originale, attendue et immédiatement décodable par le client. La marque retail a plus que jamais besoin d’un point de vue. Le discours de marque redevient un atout majeur parce qu’il permet de consolider les efforts de différenciation et de laisser une empreinte durable (encore faut-il que cet effort de différenciation ait été engagé). Il est une façon pour l’enseigne de s’extraire du débat sur le prix et la promo qui montre ses limites, pour devenir un véritable levier de conquête. 

La personnalisation enfin. Le Groupe Casino en son temps avait poussé loin la réflexion sur la data client avec son partenaire Dunnhumby sans forcément en craquer le modèle économique. Le contexte actuel semble beaucoup plus favorable à des modèles datas comme celui du groupe Mulliez (Valiuz) ou ses programmes entre retailers et acteurs de la tech (Carrefour et Intermarché ont noué des partenariats avec les géants de la tech Google et Microsoft). Remplacer une grande quantité de promos par la pertinence d’une seule offre, mieux connaître ses clients pour personnaliser leur parcours d’achat, sont sans doute de bons moyen pour gagner la bataille de l’attention. Mais seront t’ils vraiment capables de remplacer un simple catalogue papier qui aura su progresser dans sa « propreté » ?