« ENCORE UN PEU… » C’EST DESORMAIS TROP.


Il y a plus de 6 ans, dans le JDN, Patrick Robin publiait une chronique à l’occasion du lancement d’Amazon Now, qui continue à avoir un certain écho dans la distribution.

Il racontait notamment l’histoire de Kodak et de sa retentissante faillite due à ce réflexe du « encore un peu… » qui masque les impératifs du modèle d’après : « Durant 120 ans, l’entreprise de Rochester fut numéro 1 de la photographie. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle fut également dans les années 70, une des toutes première à déposer des brevets de photo numérique. Pourtant la société les garda bien sagement au coffre. Pourquoi ? Parce qu’ils n’y croyaient pas ? Parce qu’ils n’avaient pas su trouver le bon modèle économique ? Non bien sûr ! Ils ont juste voulu en profiter «encore un peu…» ! »

Il stigmatisait ainsi ce « encore un peu… » des entreprises qui se masquent « encore un peu » la vérité, parce qu’elles ont juste envie de rester « encore un peu… » dans le modèle d’avant. « Profiter encore un peu de leur rente de situation, de l’ancien modèle qui génère (encore) 90% de leur CA, de leurs bonnes vieilles organisations… »

ENCORE UN PEU DE RETAIL COMME AVANT ?

Alors c’est vrai, les distributeurs ont fait des efforts gigantesques ces derniers mois pour combler leur retard accumulé pendant la période COVID, sur les comportements de leurs clients. Une parenthèse qui a vu ces derniers prendre 3 ans d’avance sur la distribution en l’espace de 3 mois. 

C’est vrai qu’ils ont normalisé l’omnicanalité. C’est vrai qu’ils imposent moins et proposent plus de fluidité et de personnalisation… C’est vrai qu’ils donnent de plus en plus raison aux consommateurs dans leur scenarii relationnels, dans leur après-vente, dans leur quête d’une plus grande transparence… C’est vrai qu’ils cherchent à inscrire leur engagement RSE dans les territoires en travaillant l’économie circulaire, la transition agricole, l’évolution des modes de travail et la transition énergétique.

Mais force est de constater que tous les distributeurs n’ont pas totalement renoncé à essayer de phagocyter leurs clients… « encore un peu ». Ils continuent à leurs imposer leurs temps forts de générosité, leur rythme promotionnel, le contenu du panier qui doit leurs permettre d’économiser, la qualité de leurs produits d’hygiène-beauté…. Ils font tout pour les ré-intermédier en balisant leurs parcours, en imposant leurs solutions pouvoir d’achat…

C’EST QUI LE PATRON ?

Tous les distributeurs ne semblent pas ainsi avoir pris la mesure de cette nouvelle prééminence du consommateur devenu désormais le maître du jeu sous l’effet conjugué de la digitalisation et des crises que nous vivons.

Car c’est lui qui a gagné la partie. C’est maintenant lui qui fixe les règles et qui est en mesure de phagocyter la distribution. Il est en position de lui faire « subir » ses inconstances, ses intérêts, ses moments… et monnayer chèrement sa contactabilité. 

Difficile désormais de dire à ce consommateur que s’il veut faire une bonne affaire, il va falloir attendre la prochaine opération, que s’il souhaite être remboursé, il va falloir tout justifier, que s’il veut mieux consommer ou consommer plus vertueux… c’est à lui d’en payer le prix ! Même la recommandation des 5 fruits et légumes par jour pour sa santé ou les différents discours sur une consommation plus raisonnée, sont vécus par certains comme des injonctions, une forme d’exclusion, voire du déclassement social par les plus fragiles.

Dites-lui qu’il ne trouvera pas « meilleur défenseur de son pouvoir d’achat que vous » et vous verrez avec quelle aisance il se tourne vers d’autres concepts plus agiles et surtout conçus dès l’origine pour optimiser le rapport qualité/prix de ce dont il a besoin. 

Ce consommateur est tellement sûr de son ascendant qu’il se sent capable de devenir lui-même distributeur (Vinted…) et qu’il sait comment générer ses propres sources de revenus, quitte à se muer en spéculateur (resell économy).

ENCORE UN PEU… OU BIEN S’EN VA ?

Bref, c’est bien à un changement des rapports de force auquel nous assistons. Fini les beaux discours qui invitaient les clients à faire l’effort de rejoindre le mouvement d’une économie plus vertueuse. Désormais cette consommation raisonnée doit s’inscrire dans une normalité, dans un acte d’achat évident. C’est à la distribution à faire d’une consommation plus responsable, un choix spontané qui n’induit ni conséquence, ni condition, ni renoncement. C’est à elle de savoir banaliser ces attentes contradictoires entre accessibilité et bonne conscience. Car le consommateur attend des enseignes qu’elles agissent positivement à sa place, pour lui, pour les siens, pour les autres… et ce sans aucun effort. 

À une époque où le nombre de foyers stagne, où les questionnements sur la nécessité du neuf montent en puissance, où l’environnement concurrentiel est devenu instable et se réinvente tout le temps, où le contexte économique fait que « nécessité fait loi » et où le consommateur a pris la main, les distributeurs vont devoir tourner plus rapidement encore cette page du « encore un peu… » pour mieux s’imposer. Ça passera sans doute par beaucoup d’efforts pour rendre les nouvelles consommations plus accessibles, par la « banalisation » du mieux consommer et par l’acceptation de cette inversion de posture relationnelle et servicielle à laquelle nous assistons aujourd’hui.